14 octobre 2015

The China Experience – 16/ The Lijiang Experience (Pt. 5)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 4).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Cinquième jour. Je commence ma journée à l'Albert's Café, me demandant qui peut bien être Albert. J'ai rêvé de mon retour et je m'interroge également sur l'état d'esprit qui sera le mien, le lundi 25 novembre, dans un mois et demi. La dernière fois (au retour de l'Inde), c'était spécial : j'étais tellement fatigué physiquement (par la Long Way Home Experience) et moralement (par la Om Beach Experience) que j'avais hâte d'arriver. Mais cette fois-ci, sans toutes ces épreuves, serai-je heureux de rentrer ? Cette petite méditation s'avère d'une ironie mordante lorsque l'on sait ce qui m'attend. Je l'avais déjà écouté vite fait en France, mais c'est à Lijiang que je tombe amoureux de l'album Charango de Morcheeba, que jouent en chœur la plupart des cafés de la ville. Morcheeba étaient parvenus, quelques années plus tôt, à capter parfaitement le zeitgeist. On pourrait dire que c'est en partie ce qui fait le génie d'une œuvre d'art, quelle qu'elle soit : sa capacité à saisir l'esprit du temps. Non pour être, comme disait Rimbaud, « absolument moderne » mais naturellement, spontanément. Le trip-hop est un mouvement musical qui a, mieux que beaucoup d'autres, parfaitement su faire cela au milieu des années 90. Après que Massive Attack et quelques autres aient ouvert le bal, Debut de Björk (1993) exprime parfaitement la frivolité festive mêlée d'inquiétude des jeunes métropolitains chics que nous étions. Les deux titres « dansants » du disque se renvoient d'ailleurs la balle : Big Time Sensuality fait l'apologie d'une fête décomplexée, quand There's More To Life Than This s'interroge immédiatement, en écho, sur le sens d'un tel mode de vie. Un an plus tard, Portishead nous plongeait dans l'incertitude avec leur album Dummy. Cédric Klapisch l'a très bien compris en faisant de Glory Box la chanson-thème de Chacun cherche son chat : le morceau, comme le film, met en exergue la fragilité émotionnelle, la perte de repères qui nous habitaient tous. Encore un bond d'un an et ce fut au tour de Tricky, qui catalysa toute la colère des 90's dans le visionnaire Maxinquaye. Je passe volontairement sur tous les autres (Archive, Moloko, Lamb, Smoke City, Crustation, Louise Vertigo, Alpha, Cibbo Matto... que de disques merveilleux parus en l'espace de quelques années !) puis finalement, ce fut au tour de Morcheeba. Après un premier album remarqué (et remarquable), le trio livra Big Calm en 1998 et ce fut un succès mondial. Certains prétendirent que l'album était trop commercial, trop bisounours, inférieur à son prédécesseur. Le succès de Big Calm, pourtant, n'était pas dû qu'à un bon plan marketing. J'avais vingt-deux ans en 1998 et nous étions tous, moi et mes potes, hypnotisés par ce disque. Il est vrai que Big Calm est un véritable chamallow : avait-on jamais pondu quelque chose d'aussi doux que cet album lounge, porté par la voix suave de Skye ? En quoi Big Calm avait-il capté l'air du temps ? En nous apportant exactement ce dont nous avions besoin ! Ma génération vivait alors ce que Tricky nomma pertinemment une « pre-millenium tension » : les derniers fragments de l'idéal soixante-huitard s'effilochaient, on nous promettait un avenir difficile et notre propre révolution culturelle (cybernétique, électronique) ne faisait la fête que voilée de craintes et de cynisme. Et tous autant que nous étions, jeunes hommes et jeunes femmes, nous avions pourtant besoin de tendresse, d'être rassurés. Et c'est ce que fit Big Calm, disque-berceuse voué à réconforter les enfants apeurés. Alors que leurs prédécesseurs avaient su canaliser nos velléités de fêtes et nos angoisses, Morcheeba sut capter ce besoin de paix, de douceur, de sécurité, composer quelque chose qui vibrait en parfaite harmonie avec ce besoin collectif. Après, il y a eu Fragments Of Freedom, un disque très accessible, un peu facile et épinglé par la critique. Alors, en 2002, Morcheeba revint aux sources, réconcilia les fans du premier album (sombre) avec ceux du second (lumineux) avec un opus mi-figue mi-raison, un tantinet cynique, un tantinet tendre, parcouru de la sensualité intrinsèque à l'esthétique du groupe. Le disque de la maturité pour Morcheeba sans doute, moins surprenant que ses prédécesseurs, mais parvenant à synthétiser tout ce qui en faisait le génie. Captant peut-être aussi à son tour un certain zeitgeist, celui des années post-trip-hop. Nous avions survécu à la fin du monde (celle de l'an 2000, symbolisée à retardement par le 11 septembre 2001). Déjà, nous nous préparions à la prochaine apocalypse (2012 ?). Mais en attendant, il fallait bien vivre, rire et pleurer, s'étreindre et s'engueuler, toutes choses exprimées par Charango

Photo : Dr. Ma Pingke


Plus tard, je fais la rencontre du serveur du Sakura Café. Âgé de trente-et-un ans, marié à une Sud-Coréenne et père d'un bébé de un an, il est issu d'une minorité dont j'oublie aussitôt le nom. Grand voyageur, il a accompli l'exploit de faire le tour de l'Asie en solitaire (Japon, Corée, Laos, Vietnam et Inde). Je dis « exploit » car il peste longuement sur le gouvernement chinois, qui ne délivre habituellement de passeports que dans le cadre de voyages organisés (j'apprendrai, en 2009, que les choses ont heureusement changé). Il envisage donc de s'installer en Corée avec sa femme, afin de bénéficier d'un passeport coréen et de la liberté qui va avec. Paradoxalement à ce besoin de libertés individuelles, il déplore une évolution trop rapide de la société chinoise. Il évoque l'ouverture du Sakura Café en 1997 : à l'époque, on ne voyait ici que des touristes japonais et occidentaux. La récente affluence de touristes chinois anéantit, selon lui, l'authenticité des lieux (autre paradoxe s'il en est). Les échoppes et les restaurants se multiplient, le turn-over est tel qu'il ne parvient que rarement à mener de véritables conversations avec les gens. En l'écoutant, je me demande à quoi pouvait ressembler Lijiang il y a encore cinq ans, tout en songeant que si je reviens dans quelques années, je constaterai sans doute maints autres changements (et en effet, je les constaterai). Rien à voir, mais je m'étonne d'un détail : alors que les Indiens semblent généralement plus vieux que leur âge, les Chinois paraissent systématiquement plus jeunes. Un autre serveur prend alors le relais de la conversation. Lui est un jeune homme plein d'entrain, fasciné par les femmes occidentales. Il me demande comment on dit « tu es belle » et « faire l'amour » en français. Á peine le lui ai-je enseigné qu'il se met à déclamer « faire l'amour ! », « faire l'amour ! » à toutes les Occidentales qui passent par là. Heureusement pour lui, il semble qu'aucune ne soit francophone.

Au Photo Café, j'avale mon premier café depuis un mois et je me sens revivre ! Je repense à ce projet de BD de super-héros pour adultes entamé dans le désert du Thar un an et demi plus tôt, et en conclue que décidément, le format BD ne correspond pas à ce récit. La brièveté qu'exige le marché français (48 pages par album) impose une superficialité qui m'interdit de traiter correctement mon sujet : il vaudrait mieux en faire un roman ! Déjà en 2002, je m'interroge sur les limitations que m'impose la bande dessinée. Il me faudra encore huit ans pour renoncer tout à fait à ce format, et admettre qu'il n'y a qu'en littérature ou en poésie que je puis aller vraiment au bout des choses !

De retour au Prague Café, je tchatte brièvement avec ma princesse indienne sur internet. Comme elle reparle de mariage, je lui propose, plutôt qu'un mariage définitif et légal, de se remarier symboliquement chaque année, chaque 22 juillet. Ne vaut-il pas mieux renouveler nos vœux régulièrement, que de nous y enfermer à jamais ? Elle semble trouver l'idée séduisante. Ouf ! Ensuite je note que je me sens comblé : j'ai la liberté de voyager, je suis en couple avec la femme de mes rêves, ma créativité littéraire est à son comble, mon groupe Shoona Sassi s'affirme comme une formule musicale originale (nous faisions en fait de l'electroclash sans le savoir, ce qui nous plaçait à l'époque au top de l'avant-garde), j'ai à Lyon une vie qui me convient, nombre d'amis proches… Je me demande si, enfin, je n'ai pas atteint l'équilibre. Je l'ai en tout cas atteint à ce moment précis : je n'ai que rarement connu pareille sérénité. J'apprendrai par la suite que l'équilibre est une chose fragile, qui se gagne, se perd, se regagne, se reperd…


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 6).

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

1 commentaire:

Claude Curutchet a dit…

Oui, j'aime ! Symbolisme fondamental du chiffre 22. Chiffre de la totalité, de l'Univers ! Conclusion de l'Oeuvre du Créateur. Tout est accompli !

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